Extraits des nouvelles de Roses trémières

Eve :

Dans sa maison de verre, au sommet de la falaise, Ève se trouvait seule à ressasser l’énigme : pourquoi l’Éternel pose-t-il une interdiction dans un monde parfait ? Elle voulut en débattre avec d’autres animaux, quand bien même cette loi ne les concernait pas.

Elle invita quelques amis, le lion, l’agneau, le singe, le renard et les oiseaux sur sa terrasse dominant la mer.

Le lion, qui venait pour la première fois, lui dit en regardant l’horizon :

  • Comme je vous vois bien installée ! Nous avons des points communs, ma chère : moi aussi, j’aime voir loin.

Ève fut ravie de ce qu’elle considérait comme un compliment, car elle admirait beaucoup le lion. Elle servit des jus de fruits fermentés et après quelques lieux communs, quelques plaisanteries des oiseaux qui étaient venus en nombre, Ève posa la fatidique question : Pourquoi l’Éternel pose-t-il un interdit dans un monde parfait ?

  • C’est une blague, dit le singe !

Les oiseaux avouaient ne pas comprendre, car ils avaient toujours mangé de ces fruits et trouvaient qu’ils étaient délicieux. L’assemblée reconnut qu’une telle interdiction eut été justifiée, si l’arbre avait été néfaste. Mais cela n’aurait fait que de repousser la question.

  • Pourquoi un Dieu capable de perfection aurait-il créé un arbre mauvais ? dit le lion.
  • Cela n’a pas de sens, mon cher, dit l’agneau, je suis bien d’accord avec vous.
  • Peut-être veut-il que tu réfléchisses, proposa le renard.
  • C’est ça ! c’est un jeu ! cria le singe.

Soudain, le lion demanda :

  • Comment dites-vous que l’Éternel a nommé cet arbre ?
  • L’arbre de la connaissance du bien et du mal.
  • C’est absurde, le mal n’existe pas !
  • Je suis bien d’accord avec le lion, dit l’agneau. De même que Dieu n’a pas créé d’arbre défectueux, il n’a pas non plus créé le mal, alors qu’il a le pouvoir de tout accomplir parfaitement.
  • C’est un gag ! dit le singe.

C’est alors que le serpent, qui n’avait pas été invité, s’en mêla.

  • Je n’en serais pas si sûr, dit-il. L’Éternel a séparé la lumière de l’obscurité, il a séparé le mouillé du sec et même, il a séparé les eaux d’en haut et les eaux d’en bas. S’il a fait le bien, le mal existe forcément.

L’assemblée fut consternée. Et si le serpent avait raison ? En apparence, le mal n’existait pas, mais… s’il se cachait ? S’il était si petit qu’il passait inaperçu, s’il était tortueux, s’il se faufilait à l’insu de tous, s’il profitait de l’ombre, de l’obscurité – ou de l’inattention ?

  • Il s’insinue peut-être en chacun de nous, dit le serpent.
  • C’est pas drôle ! rouspéta le singe.

Malvenu, le serpent s’en alla. Un silence s’établit sur le Jardin. Serait-il possible qu’une parcelle de mal se cachât en chacun de nous ?

Dans l’agneau, certainement pas, ni dans les oiseaux, si joyeux, encore moins dans le singe débonnaire et dans le lion : impossible ! L’ambiance était brisée. La nuit tombait, mais les étoiles, absentes, n’égayaient pas le ciel. L’océan était noir d’encre.

  • Ève, redonne-moi un peu de ton jus fermenté, demanda le lion.

L’assemblée sirota son ignorance sous l’immensité angoissante de l’univers. Chacun s’endormit là où il se trouvait, le lion avec l’agneau, le renard et les oiseaux, le singe blotti dans les bras d’Ève.

Néfertiti :

Couchés à même le sol dans une enclave de roseaux, sa main posée dans la mienne, nous respirions l’Égypte aux mille parfums. Aton la relève de la nuit, sa chaleur fait exsuder ses épices. Nous la sentions, tangence, sous nos corps pesants : nous ne faisions qu’un. Nous écoutions couler le Nil et la vie avec lui, ce qui s’élance et vole, ce qui bourdonne, ce qui rampe, ce qui rumine et le chant des humains, tout ce qui ne vit que parce qu’Il est, tous au rendez-vous de l’eau. Terre Noire, vivant symbole de la résurgence de la vie, étalée sous nos yeux pour que nous n’oubliions pas la puissance créatrice de la Vivante, la pugnacité de l’Éternel. Terre rouge, elle est un monde aride, de roc et de poussière minérale. Un cosmos image de l’au-delà, aux formes pures découpées dans l’azur, exempt de durée et de mortalité. La vie en semble absente et pourtant, l’Intègre y plane, revêtu d’éclat et de magnificence. Il s’enveloppe de lumière, chevauche la nuée, avance sur les ailes du vent. Il préside au débordement du fleuve. La graine germe. La foison se lève. L’herbe se multiplie. Les arbres se désaltèrent. La terre est rassasiée de fruits. Les êtres se meuvent, tous, selon leur espèce. Les ânes vont boire, les lions rugissent dans la plaine, les oiseaux s’ébattent dans les eaux.

Nul n’est oublié. La vie succède aussi sûrement à la mort que le jour à la nuit. Telle est la leçon de l’Égypte.

Cécile :

Quelle tâche colossale de sculpter tant de courage et d’abnégation ! Ce n’était rien de modeler Moïse : quoi qu’on en dise, on peut en faire le tour. Et David se suffit à lui-même. L’œuvre de Michel-Ange, c’est la Pietà. Il n’y a pas de langage pour parler d’une mère qui porte son enfant mort. Michel-Ange, au nom prédestiné, l’avait donnée à voir. Je devais m’en inspirer, l’étudier à nouveau.

Il me fallait marcher. La ville qu’avait connue Cécile n’existait plus. Seuls les architectes peuvent en retrouver la trace. Le pavé déchaussé, envahi de verdure, ils savent qu’il était plat, blanc, rectiligne. Mon oncle, mon cousin, mon frère, dont c’est le métier, peuvent compléter en pensée les colonnes manquantes d’un temple, restaurer la splendeur de l’élévation, là où il n’y a que des ruines.

J’entrai dans la basilique, vouée à son tour à disparaître. La Rome antique se cachait là. Les Cosmati l’avaient soigneusement réduite en morceaux pour la gloire du christianisme. Ils pillaient les demeures abandonnées par les consuls, sciaient les colonnes de porphyre en rondelles, la serpentine en carrés, le granit rose en losanges, le marbre noir en triangles, le blanc en rectangles de toutes dimensions. Géométrie systématique et implacable, servant à composer le dallage des chapelles et des basiliques. Ainsi, l’Empire est-il chaque jour foulé par les pieds des chrétiens. Tout comme Cécile, de son petit corps, écrasait les plus grands empereurs.

Saint-Pierre brillait de mosaïques. On pouvait y découvrir des pages de l’apocalypse : les vingt-quatre sages, vêtus de blanc, leur couronne à la main, la Jérusalem céleste et ses parvis d’or pur, les myriades d’anges, les saints et les martyrs, Marie Theotocos, la mère de Dieu et Christ Pantocrator sur la voûte du chœur.

Dans la chapelle Sainte-Pétronille, enfin, trônait la Pietà. Un coup de poignard, comme la première fois ; cette statue ne laissait pas tranquille. Elle aussi nous écartèle. Marie, à la fois calme et incrédule, à la fois abattue et sereine, résignée et rebelle, fortement campée et prête à s’effondrer, humble et souveraine. Je priai à genoux qu’elle me donne son secret.

Bannir la certitude.

Bannir la certitude, c’est ce qu’elle m’a soufflé. Elle ou alors une muse, un ange, que sais-je ? Ou encore l’air ambiant, peuplé des soupirs des pèlerins, de ces milliers de vies lancées à la recherche de la rédemption. J’imaginais le chemin étroit dont parlait Jésus. Jusqu’ici, je le voyais limité par deux murs : celui des vices à ne pas commettre et celui des lois à ne pas enfreindre. Mais le sentier de vie est bordé de deux précipices : le gouffre du doute et celui de la certitude. C’est la confiance et l’humilité qui me mèneront à l’âme de sainte Cécile.

Au retour, j’observai le château Saint-Ange comme jamais auparavant. Imposant mausolée bâti par Hadrien pour honorer Hadrien, équipé pour la guerre par les papes successifs, porte imprenable de la cité léonine. Sa silhouette massive, montagne d’orgueil viril, représentait tout ce qui avait broyé les deux jeunes femmes : Marie, la mère, Cécile, la vierge.

Georgette :

Celle que le mot de « traînée » avait séparée de sa pauvre famille, accoucha d’une petite bâtarde en juillet et dut continuer à faire les foins le jour même. Qui osera dire qu’elle n’était pas courageuse et forte et incroyablement digne des plus hautes louanges ? On était en 1906 et la dignité se trouvait du côté de ceux qui déclencheraient l’une des guerres les plus lamentables de l’histoire. Là étaient les gens sérieux, ceux pour qui on dresse des statues. Une employée de ferme, mère célibataire, n’a jamais eu de mausolée, elle n’entre pas dans les livres d’histoire, on ne conserve pas son buste dans les bibliothèques. Le général, né une cuillère en argent dans la bouche et nommé aux plus hautes fonctions parce que son nom portait la particule, avait-il même l’idée de ce que c’est que d’accoucher seule, dans la moiteur de l’écurie, parce que l’enfant à naître n’a pas de père et que règne la désapprobation générale ? Ce que c’est que d’affronter cette douleur inouïe sans personne pour vous l’expliquer, sans savoir quand elle va cesser et si ce n’est pas là, maintenant, sa dernière heure, alors que tout se déchire à l’intérieur et que le sang coule sur la paille ?